The Hans Schaudi Magnetic Experience


Par Yves Mettler

Il a y eu l’événement BRUITS, le 21 février 2002, une soirée organisée par les étudiants du séminaire de Vincent Barras au Pôle CCC (ESBAG) en collaboration avec les étudiants du séminaire d’électroacoustique d’Emile Ellberger du conservatoire de Genève. Entre le Sous-sol de l’Esba, la façade du conservatoire et les Caves 12, différentes interventions intra- et extra-muros ont ponctué l’espace complexe qui appelle, expérimente, poursuit et tourne autour de cette figure de l’expression moderne : le bruit.

Le programme s’achevait avec un concert-performance annoncé dans les locaux de la Cave 12, dans le squat de Rhino. "The Hans Schaudi Electromagnetic Experience", menée par Chloé Cramer, Bruno Kish et Manuel Schmalstieg. Une table est installée, sur elle cinq appareils de lecture de cassettes audio, une table de mixage, deux sacs en papier pleins de cassettes sont renversés sur la table. Le groupe lance encore un appel à qui aurait amené ses propres cassettes de les déposer sur la table au cours du concert. Et l’expérience est lancée: les cassettes sont introduites dans les lecteurs, jouées, arrêtées et jetées au sol.

Liquidant des kilomètres de bandes magnétiques, l’expérience envisage en creux l’énorme tâche du sauvetage d’une mémoire encore inédite dans l’histoire des promesses ratées, et la conjugue avec la forme horrible de la liquidation forcenée, maladive du présent d’une parole passée qui nous retient, l’autodafé. Oł en sommes-nous avec toutes ces voix de fantômes, griffées, hurlantes, inquiétantes ? Ce n’est pas une nostalgie mais une tristesse qui encercle l’auditeur. On entend un monde, un temps se condenser dans une tempête électromagnétique. La machine à voyager dans le temps se déglingue, se met en place un paysage hybride, reconnaissable et inconnu. Ce ne sont même plus des documents, la technique de reproduction flottant au-dessus, une présence obsessionnelle dont nous ne pouvons que porter les conséquences. Nous savons que ces voix ne sont pas liquidées, qu’elles sont encore quelque part, peuvent encore être rembobinées, enrôlées, et pourtant elles ne sont pas sauves.

La cassette audio, ce format porteur d’une époque et d’une région. Un format qui a donné des limites. Une possibilité pour la musique d’être produite et d’être entendue. Un format qui a marqué un temps et une région malgré lui. Il était devenu historique. Et l’expérience arrache la mémoire à la matière: la mémoire, affolée, hurle et s’endommage ; la matière tombe inerte sur le sol de l’archive, valeur suprême de l’histoire sans avenir.

En une heure, des centaines d’airs sont joués, reconnaissables, audibles, évocateurs, et immédiatement coupés par l’expresse pression du temps: "Il faut faire vite, parce que dans le même temps, il y en a au moins autant qui sont produits!" Ces airs viennent à êtres conjugués avec ce que le titre de l’expérience annonce (comme toute mise à mort officielle est annoncée ...): des cours de langue allemande, utilisés par l’école publique romande depuis quelques décennies ! Si cela apparaît comme une vengeance (un sentiment parmi d’autres avec lequel se bat l’auditeur), il y a une question autrement présente qui s’esquisse: comment sauver une langue face à sa liquidation ? Si l’autodafé n’est pas réalisé, et la référence par la langue allemande ne peut être décemment évité, son horreur y est reproduite: les cassettes, passées en survitesse dans les machines, gisent au sol, échaudées, fumantes, brûlées... Le public est figé, agacé, engourdi. Indéci. Une fine colère se cristallise, une rage d’en finir une fois pour toutes: "Arrêtez ça ça va! Allez-y! Plus vite! Encore! Encore...".

Et le spectacle résiste, personne ne peut s’y abandonner. Le dispositif est trop simple, la mise en scène trop pratique, les expérimentateurs trop concentrés. Les grands sentiments sont refoulés, les mouvements définitifs interloqués. Le groupe traverse son travail avec application, sachant celui-ci déjà défait. Ils attendent patiemment la fin, espérant peut-être une note folle, incroyable, un mot surgissant de tout au fond, complètement abstrait, qui sauverait toute la soirée. Rien n’arrivera, n’empêche qu’il se passe quelque chose. Quoi? La construction d’un état révolutionnaire, précisément sans mouvement, l’organisation en cours d’une résistance à ce temps sans direction.

Saturé de bruits dont les origines s’obscurcissent, le paysage s’effondre, l’entente est défaite. S’il est déjà insensé, largement occupé par des choses ennuyeuses, il ne reste plus qu’à y être présent sans s’y attacher. Trop rapidement écartés, des éléments de mémoire solitaires ont parlé, presque trop fort : « Laisse ça, c’était bien! » Alors se met en marche une composition, un rassemblement de mémoire, bien à soi et encore inexprimable. Un mode d’organisation pour ne pas perdre son histoire dans une autre qui est discordante et massacrante.

La table est bientôt vide, le sol est chargé d’une nouvelle couche de poussière (annonçant dans le soupir une archéologie désastreuse), les machines s’enraient, le groupe achève sa tâche. La froideur de l’exécution concourt avec une surprenante excitation.


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